Ainsi donc, j’avais décidé, après un an et demi à pratiquer seule dans mon coin et à errer dans les couloirs lugubres du Conservatoire sans y prendre grand plaisir, qu’il me fallait voir du pays. Pour une fois, je dois dire que c’était un assez bon choix, malgré que les motivations qui l’avaient guidé ne fussent pas particulièrement claires à l’époque… J’avais découvert la Course destination monde pendant la crise du verglas de 1998, et je m’étais beaucoup émerveillée devant la face de Dominic Desjardins et les vidéos de Robin Aubert (malheureusement, cette émission allait cesser d’exister juste avant que j’aie l’âge de m’y inscrire… et de toute façon, il me semble évident que je n’y aurais pas participé). Un peu plus tard, dans un spectacle organisé conjointement avec le Conservatoire d’art dramatique, j’avais découvert ce poème de Hector de Saint-Denys-Garneau, qui avait parlé droit au coeur à une adolescente qui s’ennuyait :

Je l’avais même recopié dans mon carnet de voyage, qui, comme vous pouvez le voir, a finalement été retrouvé avec un timing extraordinaire, après avoir longtemps été porté disparu. Par ailleurs, je me trouvais un peu jeune pour aller à l’université (et en quoi?!?) et je ressentais confusément que j’avais besoin de vivre d’autres choses avant de pouvoir prendre des décisions éclairées. Une excellente intuition, même si les décisions subséquentes n’allaient être que semi-éclairées en fin de compte…
Mes parents, eux, trouvaient plutôt que j’étais trop jeune pour voyager sans eux, mais comme je faisais preuve d’une rare détermination, et que je prévoyais partir avec une amie un peu plus âgée, ils ont fini par se faire à l’idée. Une fois la décision prise, mon amie et moi avions commencé à planifier notre voyage comme cela se faisait dans le temps : en s’achetant le guide Let’s Go Europe, une carte de Hostelling International et une passe de train, et en faisant des démarches auprès de l’Office franco-québécois pour la jeunesse pour faire les vendanges à l’automne. Le WiFi n’existait pas encore!
J’ai donc fait mon dernier examen de piano au Conservatoire au printemps, pour lequel j’ai obtenu une note nettement supérieure à tous mes autres examens, une note qui frôlait la respectabilité, même! Je ne sais pas si j’ai particulièrement bien joué à cause du sentiment de libération du fait que c’était le dernier examen (c’est la façon polie de le dire; la façon plus crue serait « je m’en câlissais légèrement, rendue là »), ou si les juges ont voulu me faire un petit cadeau d’adieu, sachant que je ne reviendrais pas de toute façon… ou un peu des deux. Quoi qu’il en soit, aussitôt le DEC obtenu, c’en était fini de mes études en musique!
Mon plan consistait à ne pas revenir à Montréal après la tournée de l’OSJM en France, à la fin de l’été. Quatre mois en Europe, à l’aventure! Je ne vais pas tout vous raconter de ce voyage, parce que ça serait trop long (même selon mes standards) et somme toute assez peu pertinent dans le contexte de ce blogue. Par ailleurs, je dois admettre que le contenu de mes carnets de voyage sauvés in extremis de la destruction est finalement assez décevant… Je dirais que c’est linéaire, descriptif et superficiel. Cela me replonge toutefois très efficacement dans l’état d’esprit de mes 18 ans, et on y sent malgré tout quelque chose comme un début d’épanouissement et d’ouverture sur le monde…Sans être de la bonne lecture, c’est un brin attendrissant. Étrangement, j’y découvre aussi une certaine pudeur dans l’écriture, parce que toutes les anecdotes les plus croustillantes se cachent… entre les lignes.
Si l’idée d’aller vivre des aventures était excellente, vous devinez bien que nous avons quand même eu quelques idées de marde en chemin! La première étant sans aucun doute de ne pas avoir prévu d’hébergement pour ma première nuit en solitaire, après le départ de l’orchestre. Le hasard a fait que j’étais malade (et probablement en lendemain de veille) quand amis et famille ont pris l’avion à Paris. Mes parents étaient en France pendant la tournée et repartaient en même temps que l’orchestre. Malade comme un chien et sans domicile pour la nuit, je me sentais soudainement un peu moins aventurière, et mes parents n’avaient pas l’air rassurés! Ma mère m’a quand même dit d’appeler ma cousine qui habitait en banlieue de Paris, cousine que je n’avais pas vue depuis mon baptême, je crois… J’ai fini par me rendre chez elle tel un cheveu sur la soupe, et elle et son conjoint se sont occupés de me remettre sur pied et de me faire visiter Paris (dont j’ai ensuite visité toutes les églises en courant après la tante de mon amie, lorsque cette dernière m’a rejointe).
Au rayon des idées douteuses, on trouve aussi : « dormir » dans la gare de Madrid parce qu’on trouve que ça ne vaut pas la peine de payer une auberge pour 5 heures seulement, entre deux trains; manger au McDo parce qu’on n’est pas encore habituées au fait que rien n’est ouvert le dimanche; faire un jeûne; faire 36 heures de train pour se rendre de Salamanca à Rome; se perdre dans un bled du nom de Bled, en Slovénie, sans argent, avec des cartes qui ne fonctionnent pas au guichet et être obligées de supplier un chauffeur d’autobus de nous embarquer (d’ailleurs, en Slovénie, il semble qu’on était toujours perdues, sauf quand la famille de mon amie s’occupait de nous, et qu’on avait toujours des problèmes d’argent, soit parce que nos cartes ne fonctionnaient pas au guichet, soit parce qu’on faisait des mauvaises conversions et qu’on retirait la moitié de notre compte de banque en tolars slovènes…);

faire un « pub crawl » à Rome (qui comprenait notamment une visite dans un pub irlandais et dans un bar cubain?!?); acheter de la vodka au cantaloup et en boire beaucoup trop; traverser la frontière entre l’Autriche et la République tchèque à pied, parce qu’on a raté une correspondance; acheter du pot en République tchèque et ne pas être capable de le rouler (je pense qu’on a fini par le flusher avant de changer de pays…); oublier l’appareil-photo de ma mère dans un bar, aller le chercher pendant que les choses dégénèrent dans notre chambre à l’auberge de jeunesse, puis se faire mettre dehors de l’auberge pendant qu’un gars fou hors de contrôle lance des bières pleines par la fenêtre; etc. S’étonnera-t-on que ces activités édifiantes ne m’aient pas tant aidée à trouver une vocation?
Ça m’a étonnée de voir que je parle aussi beaucoup de musique dans ces carnets : je pense qu’il me fallait un sevrage brutal pour réaliser que malgré le goût amer laissé par le Conservatoire, mon amour de la musique était indéniable. Cela me manquait. J’étais partie avec un Walkman jaune et 2-3 cassettes de Brassens et Félix Leclerc, aucune musique classique. Ayant réalisé l’absurdité de mon choix, j’avais été chez un disquaire à Paris et j’avais acheté une cassette sur laquelle se trouvait une pièce qu’on avait jouée récemment à l’orchestre, le Concertstück op. 92 de Schumann pour piano et orchestre, et ce qui allait être une révélation : le Concerto pour piano no 1 de Brahms. Aussi incroyable que cela puisse

paraître pour quelqu’un qui joue de la musique depuis très longtemps, je ne l’avais jamais entendu. Pendant très longtemps, je n’écoutais que très rarement de la musique, au grand dam de mes professeurs d’instrument. Ce concerto a été un facteur clé dans ma décision de me remettre à suivre des cours de piano dès mon retour. J’ai aussi profité de la richesse de la culture musicale d’Europe pour assister à de nombreux concerts et spectacles : de l’orgue à Freiburg, un cabaret à la Comédie de Reims, du flamenco à Grenade, les Petits chanteurs à Vienne, l’Ensemble Sandor Vegh au Musikverein, un autre concert au Konzerthaus, Casse-Noisette au Staatsoper (debout!), la Serenade de Bernstein à Berlin, sans parler de la musique de rue (19 ans plus tard, je me souviens encore de la musique sur laquelle dansaient les Catalans à Figueres). À Sète, j’ai aussi visité l’extraordinaire Espace Brassens.

Les vendanges en Champagne, en septembre, ont été un moment marquant de ce voyage. Je n’exclus pas que ce soit à cause des longues journées de travail penchée sur les vignes que j’ai des problèmes musculo-squelettiques quasi-permanents depuis ce temps, mais c’était une expérience inoubliable, et qui a eu des retombées infinies grâce à la rencontre déterminante d’une nouvelle amie, qui a par la suite été ma quasi-voisine à Montréal, puis ma coloc. Par ailleurs, je réalise avec le recul que c’était un peu incongru que nous, jeunes Québécoises assez riches pour partir en voyage plusieurs mois en attendant de commencer leurs études universitaires, côtoyions des travailleurs saisonniers qui étaient là simplement pour gagner leur croûte, et certainement pas pour vivre de nouvelles expériences… Comme nous étions arrivées avec une journée d’avance au vignoble, nous avions soupé le premier soir avec les propriétaires des lieux, qui, tout en débouchant de nombreuses bouteilles de champagne de la maison, nous avaient dépeint nos futurs collègues de travail comme des rustres, avec un certain mépris. « Vous allez voir, les Ch’timis, ils sont assez… [je ne me souviens plus des termes exacts, mais c’était pas fin]. » Quand ils sont arrivés et qu’on a commencé à travailler, on a constaté qu’on les faisait un peu suer, les Ch’tis, à chantonner du Brassens et du Leclerc en travaillant, pour se désennuyer. C’est que c’est quand même long, 8 heures à couper des raisins à la main, courbé. Nous n’étions pas particulièrement efficaces au début, et on se l’est fait dire.
Il nous reste encore deux jours de vendanges, plus un jour qui se rajoute chaque jour, alors finalement on vendange jusqu’à la fin des temps. – Une fille tannée
C’était un dur labeur, physiquement et mentalement, mais on mangeait comme des rois, matin, midi et soir, et ce n’est pas une mauvaise façon, à 18 ans, de prendre la pleine mesure de ses privilèges. Et au final, les Ch’timis étaient quand même plus sympa que le patron, qui avait notamment donné une gifle à sa femme devant tout le monde…
Parlant de gens ayant des comportements inappropriés… Un jour, à l’heure du souper, nous venions de nous poser à l’auberge de jeunesse de Strasbourg. Le ventre vide, nous nous sommes rendues à une espèce de foire qui se déroulait juste à côté, avec des kiosques de nourriture. Alors que nous savourions la gastronomie locale (des hot-dogs dont le nom comportait beaucoup de consonnes), un homme d’un certain âge nous aborde. Je dis « d’un certain âge », mais il avait vraisemblablement à peu près l’âge que j’ai maintenant… Mais à l’époque, c’était pratiquement un vieillard pour nous, un vieillard au regard lubrique. Et que dire de sa pick-up line : « Alors les filles, elle est bonne la saucisse? » Après quelques phrases malaisantes, on avait trouvé un prétexte pour déguerpir. Jusque-là, rien de très extraordinaire : une banale tentative de séduction. Mais le lendemain, alors que nous nous apprêtions à aller visiter la ville, ça cogne à la porte de notre chambre. C’était le même monsieur qui voulait encore nous faire la conversation… avec son fils de 4-5 ans! Sérieusement, on ne s’est jamais sentie en danger parce qu’on était deux, et dans des endroits publics, mais à ce jour, je n’en reviens pas encore à quel point c’était inapproprié et creepy.
Heureusement, malgré quelques gens louches croisés, malgré quelques idées de marde, il ne m’est jamais arrivé de grave mésaventure en voyage, pas même un banal vol, ni dans celui-là ni dans les suivants, même si je suis parfois allée seule dormir chez l’habitant, même si l’habitant était parfois un homme inconnu. J’ai peut-être un peu trop confiance en la nature humaine, mais pour vrai, la nature humaine ne m’a pas déçue, à date… en tout cas, pas spécifiquement dans le cadre des voyages, pas à l’échelle individuelle.
Comme toute bonne chose a une fin (et qu’il faudrait vraiment que ce billet finisse), je suis revenue à la maison en décembre, ne sachant toujours pas ce que j’allais faire de ma vie, pas vraiment beaucoup plus mature, mais un million de fois moins introvertie qu’en commençant. C’est déjà ça!
Au prochain épisode, l’autre moitié (beaucoup moins palpitante) de mon année « sabbatique »…
5 réflexions sur “La saga des mauvais choix, ép. 4 – Voyage, voyage”