« La vie post-pandémie est un embouteillage. » C’est ce que j’ai pensé, dimanche dernier, en marchant à côté de mon vélo pendant les deux premiers kilomètres du Tour de l’île.
Malgré la bonne volonté de l’organisation, qui avait prévu des départs échelonnés au parc Lafontaine et dans deux autres parcs, le premier départ était tellement en retard que les cyclistes ayant prévu prendre le deuxième départ (dont nous) ont fini dans le même tapon géant de bicyclettes. Et comme l’itinéraire débutait sur une « charmante petite rue du Plateau » (lire: un espace étroit où il est difficile de circuler…), l’embouteillage s’est étendu sur une bonne distance et une longue durée.
Devant le Conservatoire, là où j’ai l’habitude de me rendre pour les répétitions d’orchestre, j’ai lu l’inscription géante sur les murs du bâtiment:
Je suis arrivé à ce qui commence
– C’est de Gaston Miron, un des deux poètes québécois que je connais, et encore, je connais juste les deux poèmes que je cite à répétition! ;P
J’ai cru que c’était de bon augure, que le Tour de l’île commençait ici finalement, et qu’on pourrait se lancer sur deux roues. Mais pas tant… après quelques coups de pédales, on mettait de nouveau le pied à terre.
Je n’avais pas assez dormi pour être enthousiaste, ni la veille ni les nuits précédentes… Mais je me suis forcée pour garder le sourire, pour les enfants. (Jusqu’à temps que je fasse une chute spectaculaire sur le chemin du retour… Là, mon non-verbal a dû commencer à trahir un peu mon état d’esprit!)
À vrai dire, même si nous n’avons pas été dans le gros trafic pendant tout le trajet, on dirait que ce Tour de l’île n’a jamais vraiment réussi à être fluide. En cela, il n’est pas si différent de bien d’autres activités qui peinent à retrouver leur rythme après deux années d’attentes et de faux-départs.
Au bureau, par exemple, qui vient de rouvrir ses portes après plus de deux ans de désertion, les fournisseurs de cartes d’accès ou de matériel informatique ne fournissent tout simplement pas. Sur une note plus festive, on dirait que tous les 5 à 7 qui n’ont pas eu lieu pendant la pandémie sont repris pendant le mois de juin!
Dimanche, donc, je pensais à tout ça en me préparant mentalement pour l’épreuve qui m’attendait le lendemain: une visite au bureau des passeports, possiblement l’endroit parmi tous les endroits qui subit présentement le pire épisode de constipation…
Depuis quelque temps, mon conjoint et ma mère m’envoyaient chaque article qui mentionnait des retards de service à Passeports Canada. Mais moi, qui avais posté ma demande trois mois avant le voyage, j’avais confiance en la vie! Je me suis quand même dit que j’allais demander une mise à jour sur l’état du traitement, puisque cette option est offerte sur le site Web… et qu’on verrait après.
Mais le lendemain, je recevais un avis de livraison de Postes Canada. Je ne me souvenais pas avoir commandé quoi que ce soit d’autre, alors j’avais bon espoir que ce soit ledit passeport. Grosse erreur: c’était bel et bien une enveloppe en provenance du bureau des passeports, mais pour signifier le refus de la demande. J’avais inversé les deux derniers chiffres de ma carte de crédit!
Je savais dès ce moment que la suite ne serait pas l’fun! C’est mon conjoint, le premier, qui a sacrifié quelques heures de sommeil pour aller à 5 h du matin au bureau des passeports. En vain: seules les demandes des personnes détenant une preuve de voyage dans les 24 à 48 heures étaient traitées. Il faudrait donc revenir la veille du voyage ou le jour même… et courir le risque de ne pas partir en voyage (un voyage promis à ma fille depuis près d’un an, entièrement payé et non remboursable…)
Pour moi, et assurément pour bien d’autres qui nourissaient des espoirs d’évasion après deux années de plans avortés, c’était comme recevoir un passeport pour la dépression… Je ne sais pas si j’aurais pu endurer ce stress pendant deux semaines et demie, honnêtement.
Mais alors que je commençais à faire des plans pour toutes les lettres de l’alphabet, une amie m’a suggéré de me procurer une preuve de voyage dans les 24 heures, en même temps qu’une autre amie dans la même situation disait la même chose à mon conjoint. Le projet de camping au bureau des passeports de Laval a donc pris forme pour le prochain jour ouvrable.
On se souvient que j’étais déjà en déficit de sommeil et maganée pendant le Tour de l’île, alors ce n’est pas de gaieté de coeur que j’ai mis mon réveil à 3 h du matin pour me lancer dans cette aventure… Tout avait été soigneusement préparé: la demande, relue 10 fois, mais aussi le linge mou, confortable et chaud, la chaise de camping, les matelas de sol et les sacs de couchage au cas où, de la bouffe pour subsister longtemps…
Quand j’ai pris le volant, Google Maps m’a dit:
Votre destination sera peut-être fermée à l’heure à laquelle vous arriverez.
(Tu m’étonnes…)
À 4 h du matin, nous n’étions pourtant pas seules. Déjà une bonne vingtaine de personne faisaient la file, la première étant arrivée avant minuit la veille. Je sais, Google, que c’est hautement incongru d’aller au bureau des passeports au milieu de la nuit. Mais habitues-toi, ça ne va pas aller en s’améliorant…
À mesure que les minutes passaient, la file s’allongeait. À 7 h 30, quand je suis allée me chercher un café, ça faisait pratiquement le tour du bâtiment au complet…

Puis, à l’approche de l’ouverture du bureau, la tension a commencé à monter. Une autre file commençait à se former, où des gens qui faisaient semblant de ne pas réaliser que leur place était au bouttte du boutttte de la cristie de longue file qui fait le tour du centre commercial essayaient subtilement de se mêler à d’autres qui avaient des rendez-vous légitimes ou qui venaient récupérer leur passeport…
Il faut dire que la gestion de crise de Passeports Canada est lamentable. Il n’y avait qu’un seul agent de sécurité pour gérer beaucoup beaucoup de gens qui ne voient plus très clair… Le minimum que Service Canada pourrait faire dans les circonstances, c’est engager plus d’agents de sécurité et identifier les différentes files pour éviter que les gens se battent. Sinon, ça ne sera pas long qu’il va y avoir des émeutes ou du grabuge. Les vacances scolaires approchent… Qui sait si Passeport Canada sera même capable de traiter les demandes des gens qui partent le jour même à ce moment-là?
Et ce n’est pas le pompier qui s’improvisait justicier qui aurait pu régler la situation même s’il bossait le monde avec autorité. Ce gars-là n’avait même pas besoin de passeport, mais il était là avec son uniforme du service des incendies pour accompagner son frère… Il se mêlait tellement de toutttte ce qui le regardait pas qu’il a même proposé à une femme qui n’avait pas de répondant d’être son répondant… devant l’agent qui n’était vraiment pas impressionné!
Dans tout ce tumulte, un autre homme s’est particulièrement distingué; nous l’avons poliment surnommé le fucker aux beignes. Arrivé à 8 h, frais comme une rose, il commence par faire la conversation avec des gens au début de la file. « Ah ouin, t’es arrivé à minuit?!?! Ça a dû être une longue nuit… » Il papillonne ainsi d’une personne excédée à un autre, jusqu’à ce qu’il en trouve une plus réceptive et lui demande s’il peut poser ses choses là quelques minutes… Le gars part 10 minutes et revient avec tout ce que le McDo avoisinant comptait de beignes, puis se lance avec le sourire dans sa distribution, tel un bon samaritain. Mais là, tout ce beau monde content de manger un beigne n’est pas au courant que ce gars-là a simplement acheté 100$ de beignes pour skipper la file. Ce n’est vraiment pas assez cher payé! Le prix d’une place dans cette file, ça devrait être les frais additionnés d’annulation de voyage de toutes les personnes qui ne réussissent pas à avoir leur passeport… Fait que finalement, une fois les beignes épuisés, le FAB vient se remettre sans vergogne dans la file, là où il avait laissé ses choses!
Mais au moins, ce fumiste, qui en menait large dans la salle d’attente également, brassant de la grosse marde au téléphone toute la journée, nous a beaucoup fait rigoler quand mon amie, ne sachant pas qu’il était assis directement devant elle (elle était partie se chercher un café quand les événements se sont déroulés; la rumeur s’était répandue sans que la face soit associée au personnage) le maudissait à voix haute. La fatigue aidant, on a ri pendant 15 minutes quand je lui ai demandé si elle en était consciente ou si elle était juste passive-agressive!
Une fois à l’intérieur, avec un petit bout de papier numéroté, la partie n’est pas encore gagnée. Voyant que j’avais le numéro Z009 et qu’on était à Z002, j’étais un peu optimiste. (Il faudrait vraiment que je commence à être moins optimiste… On voit clairement que mon optimisme n’a aucune raison d’être.) Mais finalement Z003 (une fille sympathique) et Z004 (le fucker aux beignes) ont été sautés, tout comme mon numéro après que 6-7-8 soient passés rapidement!
C’est à inscrire dans la catégorie des choses qui défient toute logique: les numéros ne sont pas appelés dans l’ordre! Je sais pas si les gens de Passeport Canada réalisent à quel point c’est contre-intuitif, complètement contraire au fonctionnement cognitif de tout être humain qui sait compter… J’imagine que le personnel le réalise bien, quand TOUT LE MONDE vient poser la question… mais le message ne s’est apparemment pas rendu aux instances décisionnelles! Je l’écris ici au cas où un.e fonctionnaire me lirait: si vous n’avez pas l’intention de convoquer les gens en suivant la séquence des chiffres, peut-être que vous ne devriez pas les mettre dans la même file!
Finalement, après 4 h 30 d’attente à la belle étoile et 4 h 30 dans la salle d’attente, j’ai pu soumettre ma demande. (Entre-temps, le numéro du FAB a été appelé aussi, mais il ne l’avait pas entendu parce qu’il était encore en train de parler fort au téléphone. Le gardien de sécurité avait répété si souvent que si on manquait notre numéro, il ne reviendrait pas… Personnellement, je ne l’aurais pas averti, ce FAB, mais quelqu’un lui a dit…)
Et finalement, après cette folle épopée de presque 12 h, je suis rentrée à la maison ranger le passeport de ma fille dans mon tiroir à bobettes (un truc qu’une ancienne coloc m’avait donné pour ne jamais perdre son passeport!). Je le regarde avec incrédulité chaque matin, en pensant que cette démarche est l’une des plus stressantes que j’ai faites dans ma vie. Quand j’ai dit ça à mon amie, qui par ailleurs a rendu la chose ben moins stressante que si j’avais été seule et je l’en remercie, elle m’a rappelé que j’avais accouché (c’était pire qu’accoucher, mais j’ai eu des accouchements faciles) et que je m’étais fait scier la mâchoire à 18 ans (ok, ça, c’était plus stressant).
D’ailleurs, avant de vivre ce fiasco, ma principale crainte par rapport à ce voyage était d’attraper la covid juste avant de partir et de devoir annuler. La crise des passeports a complètement upstagé cette crainte, au point où je n’y pensais même plus (et je suis vaccinée quatre fois…), mais j’entends à l’instant une toux suspecte… Si c’est la covid, il lui reste 10 jours pour s’en remettre!
Enfin, je suis bien consciente que voyager demeure un immense privilège et qu’on s’en serait remis (ou on s’en remettrait) si ce voyage devait être annulé. Mais je suis triste pour les gens qui pourraient encore voir leurs plans tomber à l’eau. Je pense qu’il y en aura, inévitablement… En tout cas, je retiens au moins une chose: c’est la dernière fois que j’achète des billets d’avion ou des séjours à l’hôtel non remboursables! La vie ne mérite pas tant que je lui fasse confiance!